Quelles hypothèses sur la cruauté et la monstruosité de ces hommes Kelley (psychiatre ayant questionné loonguement les criminels nazis jugés à Nuremberg entre 1945 et 1946) va-t-il être capable d'avancer à partir des matériaux qu'il a recueillis ?
L'examen des résultats des tests de Rorschach suggère qu'un aucun des grands dignitaires nazis, excepté Ley, dont le cerveau semble lésé, ne présente de symptômes de maladie mentale ni de troubles psychiques permettant de lui coller une étiquette de "fou". Kelley réfute donc un cliché qui a cours à l'époque. Tous ces hommes sont responsables de leurs actes et capables de distinguer le bien et le mal. Le psychiatre est sidéré qu'un être aussi intelligent et cultivé - Goering - ait pu témoigner de tant d'immoralité, et d'une si complète indifférence envers le sort d'autrui. (...)
En revanche il a détecté des anomalies psychiques qu'il qualifie de "névroses": il est possible qu'elles aient contribué à déséquilibrer ces individus et à aggraver leur cruauté, sans toutefois franchir la frontière qui sépare la normalité de la folie. Kelley pense qu'il existe d'innombrables clones de Goering, des individus gouvernés par leur narcissisme, impérméables à tout scrupule moral et qui, sous "les traits d'hommes d'affaires", de politiciens ou de grangsters tout-puissants, assis derrière de larges bureaux, passent leurs journées à prendre des décisions. (...)
Sa longue proximité avec les prisonniers a convaincu Kelley qu'il présentent tous une ambition démesurée, une éthique atrophiée et un patriotisme exorbitant, caractéristiques dont la combinaison leur permet de justifier n'importe quel acte à la moralité douteuse. Les nazis qui plus est, y compris les plus haut placés et les plus puissants n'étaient pas des monstres, des machines à faire le mal ou des automates dépourvus d'âme ou de sentiments. L'inquiétude de Goering pour sa famille, l'amour que portait Schirach à la poésie et l'effroi de Kaltenbrunner devant le sort qui l'attendait ont ému Kelley et l'ont persuadé que ses ex-patients étaient capables d'émotions et de réactions identiques à celles de tout individu ordinaire. (...) Leur relative normalité laisse ouverte une interrogation d'autant plus vertigineuse: comment comprendre leur conduite inexplicable ?
(...) Kelley en est amené à conclure, à regret, que de très nombreux individus sont capables de se transformer eux-aussi en criminels de guerre.
Le Nazi et le psychiatre, chapitre 8, par Jack El-Hai, Ed Les Arènes, 2013