Tout se passe comme s'il y avait un jeu à somme nulle, hier, entre la librairie et le Prince, aujourd'hui entre le journaliste et le ministre. Plus le premier est puissant et sûr de lui, plus le second est humble et précaire. (…) Le système des vases communicants a eu une traduction quantitative dans le commerce de la librairie. Au XVIe siècle, explosion de l'imprimé, implosion de l'Eglise romaine. Au XVIIe siècle déflation et recul des imprimés, apogée de la royauté. Au XVIIIe, gonflement livresque et folliculaire, affaissement de la monarchie. Comme si tout ce qui se gagnait d'un côté état autant perdu de l'autre.
A partir de son expérience radiophonique, puis à l'ORTF, au service de la recherche, Pierre Schaeffer a résumé l'affrontement Pouvoir / Communication par la formule des gaz parfaits: « P.C = constante ». A communication nulle, pouvoir infini et réciproquement.(...)
La police de la parole publique traduit le fantasme de programation absolue dont le pouvoir absolu permet de s'approcher. En Corée du Nord, on assure que le seul journal quotidien ,celui du Parti, est imprimé avec quelques jours d'avance sur le jour de sa diffusion. (…) En limitant le nombre des émetteurs d'information ou en appauvrissant l'information émise, je réduis les marges de l'imprévu, de l'anormal, de l'aléatoire. Je gouverne mieux car je prévois mieux.(...) Du XVIe au XXe siècle, l'absolutisme politique a toujours eu la hantise des multiplicateurs intellectuels. Richelieu ne voit que danger dans la multiplication des collèges, comme Colbert dans celle des imprimeries.(...) Quant à Napoléon, il disait à Eugène: "il faut imprimer un peu et le moins sera le mieux".
Régis Debray, cours de médiologie générale, onzième leçon, 1991