Nous en voici venus à la plus grande honte du régime de Vichy: l'antisémitisme. Il est indispensable de montrer que les premières mesures ayant frappé les israélites sont bien le fait du gouvernement français, car dans nul autre domaine on n'a autant insisté sur les pressions de l'Allemagne et la passivité de la France.
Il est exact qu'à partir de 1942, le Reich a imposé son programme de déportation et que Vichy s'est alors fait tirer l'oreille. Mais au début Berlin se souciait si peu de la politique intérieure de Vichy que la France a servi de dépotoir pour les juifs allemands. (...) En 1940 un antisémitisme purement français peut se donner libre cours.
Bien avant que l'Allemagne fasse la moindre pression, le gouvernement de Vichy institue avec le numerus clausus un système d'exclusion. La loi du 3 octobre 1940 interdit aux israélites d'appartenir à des organismes élus, d'occuper des postes de responsabilité dans la fonction publique, la magistrature et l'armée, et d'exercer une activité ayant une influence sur la vie culturelle (enseignants, rédacteurs de journaux, directeurs de films ou de programmes de radio). La loi du 4 octobre autorise les préfets à interner les juifs étrangers dans des camps spéciaux à ou les assigner à résidence. (...)
L'antisémitisme n'est pas de même origine chez les Vichyssois et chez les nazis. Livré à lui-même, Vichy se serait probablement contenté d'une discrimination professionnelle et de mesures destinées à hâter le départ des israélites étrangers. Sa xénophobie culturelle et nationale plutôt que raciale procédait de la tradition française de l'assimilation. Il ne s'est pas montré plus intolérant que la IIIè République envers les noirs, par exemple. (...) Ce que la majorité de la population demandait aux étrangers, c'était de s'assimiler, d'adopter sans réserve la culture française. La République avait elle-même mené bataille contre les gitans, dont la mobilité défiait l'étatcivil, et contre les mères bretonnes qui s'obstinaient à donner à leurs enfants des prénoms impossibles à prononcer à Paris.
La droite traditionnelle xénophobe demandait beaucoup plus une conformité culturelle (à laquelle tout individu peut parvenir) qu'une ressemblance physique. La législation antisémite de Vichy ne s'est donc jamais appliquée avec autant de rigueur aux anciens combattants ni aux familles établies en France de longue date. (...) Le maréchal Pétain insiste pour traiter diféremment les israélites selon qu'ils sont étrangers ou qu'ils ont servi dans l'armée française. (...) Pétain semble avoir consulté le Saint Siège pour savoir jusqu'où il pouvait aller dans l'antisémitisme. Or l'Eglise s'opposait au racismes des fascistes et des nazis dans la mesure où ils refusaient d'admettre qu'un juif cesse d'être juif quand il s'est converti au catholicisme et d'autoriser les mariages mixtes même après la conversion.
(...) Il y a certes des antisémites racistes en France et ils entrent même au gouvernement en 1942 avec Darquier de Pellepoix. Mais tant que Vichy a les mains libres, c'est un antisémitisme catholique et national qui inspire sa politique.
(...) La loi du 2 juin 1941 aggrave le numerus clausus institué le 3 octobre 1940. La liste des professions totalement interdites aux israélites, qui comprenait déjà la fonction publique, l'enseignement et la « formation des intelligences », s'étend désormais à la publicité, la banque, la finance et l'immobilier. Une série de décrets imposent ensuite une limite de 2% pour les catégories suivantes: hommes de loi (16juillet 41), médecins (24 septembre), dentistes (5 juin 42). Le théâtre, le cinéma et le domaine musical sont fermés aux artistes juifs par décret du 6 juin 42. (...) La loi du 22 juillet 1941 dit noir sur blanc qu'elle vise à « supprimer toute influence israélite dans l'économie nationale ». (...)
On a lieu de croire que l'antisémitisme de Vichy, laissé à lui-même, se borne à hâter le départ des juifs étrangers et l'assimilation des familles israélites établies depuis très longtemps en France. A Vichy ceux qui ont bénéficié d'un traitement de faveur furent légion; citons notamment: les professeurs Louis Halphen et Marc Bloch, le député Achille Fould qui a voté « oui » en juillet 1940. Pendant ce temps se prépare à Berlin quelque chose de beaucoup plus terrible. On en a des signes avantcoureurs dès 1941, quand la police française accepte de coopérer aux premiers internements massifs en zone occupée. (...)
Les premières déportations systématiques de juifs apatrides internés en zone occupée commencent en mai et juin 1942. Les déportations massives commencent par le rassemblement tristement célèbre de 13000 juifs au vélodrome d'hiver, le 16 juillet 1942; ils seront envoyés ensuite à Drancy, avant de partir vers l'Est. Ce spectacle de misère humaine, contre quoi s'insurge formellement la hiérarchie catholique, n'est que le début d'une longue histoire. Laval accepte de livrer 10000 juifs étrangers de la zone libre, à condition que les israélites français de la zone occupée ne soient déportés que si le chiffre fixé par Himmler n'est pas atteint.(...)
Au total 60 à 65000 juifs juifs sont déportés de France, des étrangers pour la plupart, qui avaient confiance dans l'hospitalité traditionnelle du pays.(...)
Mais l'antisémitisme culturel et économique de Vichy pour méprisé qu'il soit par les nazis, n'en est pas moins réel. Même si les troupes ennemies avaient quitté rapidement le pays, un régime de cette nature ne pouvait que rendre la vie difficile aux juifs. En outre, la législation de 1940 et 1941 a facilité la « solution finale ». en vertu de la loi du 4 octobre 1940, environ 20000 israélites sont déjà internés dans des camps de la zone libre au milieu de 1942. Après le recensement de tous les juifs et de leurs biens, stipulé par la loi du 2 juin 1941, il devient plus difficile de passer entre les mailles du filet. (...) Il est exact que le gouvernement français n'a pas prévu que la discrimination tournerait au génocide. Vichy a de toute évidence bloqué certaines mesures allemandes. Pétain a interdit l'étoile jaune en zone libre, devenue obligatoire en zone occupée après le 28 mai 1942; elle n'a même pas été exigée après l'occupation totale de la France en novembre 1942. Il n'en reste pas moins que le gouvernement de Vichy a fait délibérément des juifs un groupe à part, leur a voué un mépris particulier et a pris à leur encontre des mesures discriminatoires. Il a, par là même, ouvert en France le terrible chemin qui allait conduire, le moment venu, à la « solution finale »
La France de Vichy, chap La Révolution nationale, Robert Paxton, Point Histoire 1973
CITATIONS de Paxton
A propos des hommes de Vichy: " Loin d'être des nouveaux venus ou d'anciens leaders de l'extrême droite, les hommes de Vichy se recrutent parmi les notables de la IIIe République, où qu'ils se situent sur l'évantail politique."
A propos du pouvoir de Pétain: "Le Maréchal ne s'empare pas du pouvoir, à l'été 1940. C'est le pouvoir qui l'enveloppe des ses plis, comme un manteau. Déjà entre les deux guerres, un mouvement en faveur d'un exécutif fort n'a fait que s'amplifier"