Depuis maintenant plus de trente ans, dans tous les pays occidentaux, le spectacle électoral se déroule essentiellement sous le signe d'une alternance unique entre une gauche et une droite libérales qui, à quelques détails près, se contentent désormais d'appliquer à tour de rôle le programme économique défini et imposé par les grandes institutions capitalistes internationales (et donc à travers elles, par les puissants lobbies transnationaux qui en sont la principale source d'inspiration).
Dans cette mise en scène parfaitement rodée, c'est la gauche qui a toujours le plus grand intérêt à présenter cet "antagonisme" comme le prolongement naturel d'une lutte et d'un « choix de société » qui remonterait sous cette forme à la Révolution française elle-même (...). Le problème, nous l'avons vu, c'est qu'il s'agit là d'une pure et simple légende électorale, fondée sur la réecriture intéressée de l'histoire des deux derniers siècles(1).
D'une part parce que la gauche orthodoxe contemporaine (désormais convaincue qu'une sortie du capitalisme n'est plus possible ni même souhaitable) a, depuis trente ans, définitivement renoncé à l'alliance qui l'avait unie pendant près d'un siècle au mouvement ouvrier socialiste (...). D'autre part, et surtout, parce qu'il est évident que la droite moderne (celle dont les maîtres spirituels sont à présent F. Hayek et Milton Friedman) n'a pas non plus grand chose à voir avec la droite réactionnaire du XIXe siècle (celle d'un Montalembert ou d'un Mgr Dupanloup), droite dont les espoirs de rétablir la monarchie et le pouvoir idéologique de l'Église catholique ont été balayés une fois pour toutes à la Libération (le régime de Vichy, malgré certains aspects technocratiques annonçant déjà l'idéal gestionnaire du capitalisme moderne, représente, en réalité, l'ultime soubresaut historique de cette droite tournée vers le passé).
De ce point de vue, et une fois refermée la parenthèse complexe du « gaullisme », la victoire, en 1974 de Valéry Giscard d'Estaing (comparable à celle de M. Thatcher en 1975 sur son vieux rival E. Heath dont elle dénonçait avec une certaine perversité le « socialisme sournois») marque le ralliement définitif de la nouvelle droite (ontologiquement liée aux secteurs les plus modernistes du grand patronat) à ces principes du libéralisme économique et de la globalisation marchande qui avaient d'abord été défendus – dans les années 1820-1830 – par J-B Say et F. Bastiat, tous deux représentants éminents de la gauche de l'époque. Et si cette nouvelle « droite » a su vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l'indispensable volet culturel de ce libéralisme (l'éloge d'un monde perpétuellement mobile, sans la moindre limite morale, ni la moindre frontière) c'est uniquement pour des raisons qui tenaient à la nature particulière de son électorat (on se souvient que Giscard d'Estaing, qui avait commis l'erreur de vouloir lui-même mettre en œuvre une partie de ces réformes « sociétales » (2), l'avait payé au prix fort lors de l'élection présidentielle de 1981; et la nouvelle droite libérale avait évidemment aussitôt retenu la leçon).
J-C Michéa, les Mystères de la Gauche, Ed Climats, 2013
(1) L'auteur a notamment rappelé que les répressions les plus sanglantes de soulèvements populaires ouvriers (juin 1848, la Commune en 1870) ont été menées par la Gauche de l'époque...
(2) Par exemple la loi sur l'avortement en 1975