Il peut sembler naturel à l'esprit des occidentaux de contempler avec un sentiment de triomphe sans ombre ce monde d'aujourd'hui dans lequel l'organisation a fait de la société une immense machine pourvoyant elle-même à ses besoins... Et pourtant la Chine, avec sa douce ironie, considère la "machine" comme un instrument, non comme un idéal. L'Orient vénérable fait encore la distinction entre les moyens et la fin. L'Occident est favorable au progrès, mais où tend le progrès ? Lorsque l'organisation matérielle sera complète, quel but, demande l'Asie, aurez-vous atteint ? La dimension seule ne constitue pas la vraie grandeur, et la recherche du luxe ne mène pas toujours au raffinement. Les individus qui coopèrent avec à la fabrication de la grande machine, de la soi-disant civilisation moderne, deviennent les esclaves d'une habitude machinale et sont impitoyablement dominés par le monstre qu'ils ont crée.
En dépit de la fameuse liberté de l'Occident, l'individualité véritable y est détruite par la compétition pour la richesse; le bonheur et la joie y sont sacrifiés par l'insatiable désir de posséder toujours davantage. L'Occident se glorifie de s'être émancipé des superstitions médiévales; mais qu'est donc ce culte idolâtre de la richesse qui les a remplacées ? (...)
Les voies du socialisme est une lamentation sur les affres de l'économie politique occidentale - la tragédie du capital et du travail... L'Asie ignore c'est vrai, les joies sauvages d'une locomotion qui boit l'espace, mais elle possède encore la science, plus profonde du voyage, celle du pèlerinage et celle des moines nomades. L'ascète indien qui mendie son pain quotidien aux ménagères villageoises et qui, le soir venu, s'assied sous un arbre, parle et fume avec les paysans de la contrée, voilà le vrai voyageur. Pour lui la campagne n'est pas faite seulement de ses aspects naturels; elle est un chaînon de coutumes et de traditions, tout empreinte de la tendresse et de l'amitié qui a partagé, ne fût-ce qu'un instant, les joies et les peines de son drame privé.
Le paysan japonais qui voyage, ne quitte, lui aussi, aucun endroit intéressant, de ses promenades, sans y laisser son hokku, petit sonnet d'une forme d'art accessible aux plus simples. Par ces moyens la conception orientale de l'individualité se cultive comme une science mûre et vivante., harmonisant la pensée et le sentiment dans une grave mais souriante humanité.
La tâche actuelle de l'Asie consiste donc à protéger et à restaurer les coutumes asiatiques. Mais, pour ce faire, il faut d'abord se reconnaître elle-même et développer la conscience de ses coutumes, car les ombres du passé sont les promesse de l'avenir.
OKAKURA (1863-1913), Les idéaux de l'Orient, Le réveil du Japon