Imprégnée du concept chrétien d'un Dieu qui se manifeste dans la rationalité de la nature, imbue de la notion de loi civile dans la vie en société, l'Europe médiévale constituait un terreau particulièrement fertile pour l'émergence de l'idée de lois naturelles et donc pour celle de la science.
On peut se demander pourquoi celle-ci n'a pas vu le jour en Chine qui, pourtant, était dotée d'une culture millénaire, sophistiquée et complexe, et était technologiquement en avance sur l'Occident sur bien des plans (les Chinois avaient par exemple inventé avant les Européens la poudre et la boussole). Je pense que la raison gît dans la conception de la Nature des Chinois. Pour eux, le monde naturel ne résultait pas de l'acte d'un Dieu créateur et dispensateur de lois, mais était engendré par l'action réciproque et dynamique de deux forces polaires: le Yin et le Yang. Parce que la notion de lois de la Nature ne s'imposait pas, les Chinois ne se donnèrent pas la peine de les rechercher.
D'autre part les Chinois avaient une conception holistique de la Nature, où chaque partie interagissait avec chaque autre partie, formant un tout harmonieux qui était plus que la somme des parties individuelles. Ce point de vue holistique ne favorisa pas le développement de l'idée selon laquelle, dans un premier temps, la Nature peut être décomposée en ses parties, et chaque partie être étudiée indépendamment des autres, idée qui est à la base de la méthode réductionniste et qui a permis d'édifier une large part de la science occidentale. Cette dernière ne serait pas possible si nous ne pouvions comprendre une petite fraction de l'Univers sans en comprendre le tout.
Il est évident qu'une approche purement réductionniste ne saurait être le mot de la fin. Nous avons vu que des systèmes considérés dans leur ensemble possèdent des propriétés émergentes qui ne peuvent être déduites de l'étude des composantes individuelles. Par exemple, nous ne pouvons déduire la vie à partir de l'étude de particule élémentaires inanimées. Mais l'approche holistique n'exclut pas l'approche réductionniste: elles sont complémentaires et nous aident toutes deux à percer les secrets de la Nature. Une question demeure cependant: comment se fait-il que nous puissions comprendre une toute petite partie de la Nature sans en comprendre le tout ?
Trinh Wuan Thuan, Le Chaos et l'harmonie, 1997